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Salarnier ouvrit un œil et regarda le carreau couvert de givre. La glace encroûtée sur la vitre y dessinait d’étranges figures. Un moineau transi picorait d’improbables miettes de pain sur le balcon. Il était près de dix heures. Salarnier s’étira en grognant. Auprès de lui, Martine dormait. Salarnier tendit la main vers elle, sous les draps, et caressa ses hanches tièdes.
Puis il se leva, quitta la chambre, pénétra dans la cuisine, ouvrit la fenêtre et jeta une demi-biscotte écrasée au moineau qui titubait dans la neige, sur la corniche des gouttières.
Martine ne semblait pas décidée à se lever. Salarnier prit seul son petit déjeuner, fit sa toilette sans bruit, et sortit tout aussi silencieusement.
Rital l’attendait au Quai. Il s’était occupé de récupérer la chaussure que l’on avait retrouvée sur le corps repêché dans la Marne. Elle était enveloppée d’un sachet de plastique agrafé portant une étiquette : celle de l’Institut médico-légal.
— À qui la corvée ? demanda l’inspecteur.
Il désignait le téléphone. Salarnier ne répondit pas immédiatement. Il ouvrit le sachet contenant la chaussure et regarda à l’intérieur de celle-ci. Le nom de l’appareilleur qui avait installé la talonnette était inscrit sur une petite languette de tissu. « Ravier-Grésard. Orthopédie. »
— Avant de contacter les familles, on va essayer là… dit Salarnier, trouve-moi le numéro.
Rital partit à la recherche d’un bottin. Trois minutes plus tard, il dictait les huit chiffres au commissaire. Salarnier attendit la fin de la sonnerie, se présenta et demanda à parler à un responsable des établissements Ravier-Grésard.
Après un quart d’heure d’attente, il obtint la confirmation de l’identité du cadavre découvert dans la forêt de Sénart, au mois d’octobre. Il s’agissait bien de René Voivel. Les établissements Ravier-Grésard avaient livré les chaussures au mois de juin.
— Bon, on va à Thiais, voir la famille… dit Salarnier.
— Regardez, c’est là, il y a une inscription… Salarnier tourna la tête. Rital désignait un magasin d’articles funéraires près de l’entrée du cimetière de Thiais Voivel et Fils Marbres et Décorations. Ils descendirent de voiture et s’approchèrent. Le magasin se composait d’un grand hall où étaient exposés des plaques tombales gravées et divers bibelots destinés à orner les sépultures…
Un employé s’avança au-devant de Salarnier. Croyant avoir affaire à un client potentiel, il arborait une mine grave, propre à plonger un clown dans la neurasthénie. Rital sortit sa carte barrée de tricolore. Le visage du type s’assombrit encore.
— Nous voudrions voir un membre de la famille Voivel… dit Salarnier.
L’employé les guida jusqu’à un bureau où une secrétaire revêche tapait à la machine. Un homme d’une trentaine d’années, adipeux et tabagique à en juger par la couleur de ses doigts, étudiait un catalogue, près d’elle.
Salarnier serra à contrecœur la main du fils Voivel. Celui-ci demanda à la secrétaire de les laisser seuls.
— Monsieur Voivel, dit Salarnier, je suis venu vous annoncer que nous avons retrouvé votre père. Malheureusement…
— Il est mort…
— Oui, pardonnez ma brutalité, mais je ne peux rien vous dire d’autre… Sa mort, selon toute vraisemblance, a été plutôt violente. Il a été assassiné.
Le fils Voivel se tassa sur sa chaise. Il ferma les yeux et ses mains tremblèrent. Puis il se maîtrisa, alluma une cigarette.
— Au moins, nous savons… balbutia-t-il. Ne pas savoir, voyez-vous, c’est ça, le plus terrible, attendre, toujours attendre, on imagine chaque jour des choses, oh, de plus en plus horribles… Il a beaucoup souffert ? Comment ça s’est-il passé ? Et l’assassin, tenez-vous l’assassin ?
Salarnier réprima une grimace de dégoût. Le fils Voivel était répugnant. Assis au milieu de ses crucifix, il parlait de la mort de son père comme s’il s’agissait d’un fait divers glané dans le journal du matin.
— Non, dit Salarnier, pour le moment, nous ne savons pas grand-chose. Vous allez recevoir la visite d’inspecteurs, dans la journée. Des vérifications de routine. Ce sera sans doute désagréable, mais nous avons besoin de votre aide.
— Je comprends, je comprends tout à fait ! s’écria le fils Voivel.
— Dans ce cas…
Salarnier tourna les talons et quitta le magasin. Il remonta dans sa voiture. Rital s’était déjà installé au volant.
— Dégueulasse, soupira Salarnier. Je vois ça d’ici, le fiston attendait l’héritage, et, sans cadavre, pas de fric ! Tu prieras pour lui, Rital, hein ? C’est ça, tu prieras pour lui… il en a besoin. Tu vas envoyer deux gars jeter un coup d’œil sur le compte en banque et la paperasse, comme pour Harville. Moi, je vais aller voir Dudrand. On se retrouve au bureau vers seize heures.
Dudrand n’était pas à la morgue. Salarnier téléphona à son domicile, et le médecin le convia à lui rendre visite, chez lui, rue Saint-Lazare. Salarnier sourit à l’idée qu’un médecin légiste puisse habiter rue Saint-Lazare…
Dudrand accueillit joyeusement son hôte. Il l’invita à s’asseoir, dans un des fauteuils du salon, et proposa un whisky, que Salarnier accepta volontiers. Une litho était accrochée au mur. Une reproduction d’un tableau de Carlos Schwabe : la Mort du Fossoyeur. Dans un cimetière couvert de neige, on voyait un vieillard décharné occupé à creuser une tombe. La Mort se penchait sur lui ; une Mort peu académique, incarnée par une jeune femme ailée, dont la douceur des traits était soulignée par une chevelure d’un noir de jai. Elle était vêtue d’une robe vert sombre. La Mort était belle. Salarnier frissonna en avalant une gorgée d’alcool.
— Vous n’en avez pas assez, de tout ça ? demanda-t-il en montrant la gravure.
Dudrand haussa les épaules. Il versa un autre verre au commissaire et but le sien d’une traite.
— Ah oui… ricana-t-il, vous donnez volontiers dans le lieu commun, vous aussi ? N’est-ce pas, les psychiatres sont fous, cela va de soi, les politiciens sont corrompus, c’est entendu, quant aux drilles, ils sont joyeux, de même que les lurons sont gais, tout comme les pauvres sont propres ? Les médecins légistes, par conséquent, sont nécrophiles, ça ne mérite même pas d’être relevé…
— Pardonnez-moi, admit Salarnier en souriant, c’est absurde, vous avez raison, ma question était stupide. Ce tableau est très beau…
Il ouvrit sa serviette et en sortit le dossier concernant René Voivel. Il contenait de nombreuses photos du cadavre et un compte rendu précis des circonstances de sa découverte accompagnait le rapport d’autopsie.
— Je voudrais que vous me disiez s’il a été tué de la même façon que Harville. Avec une faux…
Dudrand hocha la tête, s’empara des photos et les étala sur la table basse qui supportait les verres et la bouteille de scotch.
— Difficile, ce que vous me demandez-là… marmonna-t-il. L’autopsie a été pratiquée très tardivement. Je ne peux rien affirmer. Évidemment, une faux a pu causer ce type de lésions sur les vertèbres cervicales, oui, on peut le dire. Mais, si j’étais prudent, je m’abstiendrais de tout commentaire…
Salarnier se pinça le lobe de l’oreille et rassembla les photos dans la chemise.
— Je vais considérer qu’il s’agit bien du même meurtrier… dit-il.
— Ce rapport, vous l’avez lu ? demanda Dudrand.
— Non, je l’ai survolé, très rapidement, pourquoi ?
— C’est Harville qui l’a signé. Le pauvre vieux, s’il avait su…
— Vous pensez qu’il y a un rapport ?
— Allons donc, vous savez tout comme moi qu’il faut bien croire au hasard…